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L’exécution de Saïgon : quand le photographe devient l’ami du tueur

16212791Le 1er février 1968, un homme en abattait un autre dans une rue de Saïgon, et l’image de cette scène allait faire le tour du monde. A l’occasion du 50e anniversaire de cet événement, « l’Obs » vous propose de (re)découvrir l’histoire méconnue de cette photographie, parue dans le cadre de notre série sur les clichés mythiques. 

 

Ce que montre la photo

L’homme au pistolet presse la détente. Le prisonnier grimace tandis que la balle s’enfonce dans son crâne et le tue. Voilà, au 500e de seconde près, le moment photographié par Eddie Adams dans une rue de Saïgon. Elle fait partie de ces images de violence comme le Vietnam en a tant produit : nous sommes en 1968, quelques années après l’immolation du moine bouddhiste Quang Duc (en 1963), et quelques années avant le déluge de napalm subi  par la petite Kim Phuc (1973).

Mais de ces trois icônes régulièrement brandies par les pacifistes, l’exécution de Saïgon est peut-être celle qui, hors l’image, réserve le plus de surprises.

Ce 1er février 1968, comme des dizaines de villes du Sud-Vietnam, Saïgon est le théâtre depuis la veille d’une insurrection menée par 80.000 combattants communistes du FNLSV (Front national de libération du Sud-Vietnam), péjorativement appelé Vietcong. L’opération marque le commencement de l’offensive du Têt grâce à laquelle les communistes, appuyés par le Nord-Vietnam, espèrent soulever la population contre le régime du Sud, soutenu par les Etats-Unis.

C’est ici qu’Eddie Adams, photojournaliste américain de 34 ans travaillant pour l’agence Associated Press, a suivi un groupe de Sud-Vietnamiens participant à la contre-attaque. Ses clichés se concentrent bientôt sur un prisonnier communiste, un homme simplement vêtu d’un short et d’une chemise à carreaux.

Le groupe se déplace, s’arrête en pleine rue ; dans un geste apparemment banal, le général Nguyen Ngoc Loan, chef de la police nationale sud-vietnamienne, pointe le canon de son Smith & Wesson modèle 38 vers la tempe du captif ; Eddie Adams appuie sur le déclencheur et le bourreau, sur la détente. La victime s’écroule. Le photographe croyait assister à un interrogatoire, il a immortalisé une mise à mort.

Dans les instants qui suivent, Nguyen Ngoc Loan s’adresse aux journalistes qui ont assisté à la scène et justifie son acte en ces termes :

« Ces gars tuent beaucoup de personnes de notre peuple, et je pense que Bouddha me pardonnera. »

L’homme à la chemise était un capitaine du FNLSV, racontera Nguyen Ngoc Loan, et il aurait massacré un policier, proche ami à lui, avec toute la famille de celui-ci : sa mère, sa femme, ses quatre enfants.

Une balle à l’impact mondial

À deux pas d’Adams lors de l’instant fatidique, se trouvait un cameraman de la chaîne américaine NBC, qui a capté la scène depuis un angle similaire. Si les images filmées tourneront dans le monde entier, c’est bien la photographie d’Eddie Adams, terrible illustration de « l’instant décisif » théorisé par Henri-Cartier Bresson, qui s’imprime immédiatement dans la conscience collective.

Publiée en une du « New York Times » et de nombreux journaux, la photo choque les Américains alors même que leur président, Lyndon B. Johnson, produit de grands efforts pour rassurer ses concitoyens quant à cette guerre coûteuse et incertaine, à laquelle participent un demi-million de « boys ». Le cliché est ensuite consacré par le prix Pulitzer et le concours du World Press Photo, augmentant son retentissement.

Frédérique Gaillard, auteure d’un doctorat sur le photojournalisme, estime auprès de « l’Obs » que la force du cliché réside dans sa combinaison de trois facteurs : « Un cadrage d’une grande simplicité, un moment brut et un contexte géopolitique très fort », qui permettent à l’instant saisi par Eddie Adams de « traverser les époques ».

À la violence visuelle de l’image s’ajoute la nature même de la scène représentée : l’exécution sommaire d’un prisonnier, acte interdit par les conventions de Genève, qualifié dans certains cas de crime de guerre. Devançant les livres d’histoire, les mouvements pacifistes s’en emparent pour dénoncer l’ignominie du conflit.

Mais quelle que fût son onde de choc, il serait probablement excessif, à l’instar de bien d’autres photos culte, de présenter cette image comme un tournant historique à elle seule. À sa publication en 1968, cinq années de guerre doivent encore se dérouler avant le retrait américain, et sept avant la victoire finale du Nord-Vietnam. La photo d’Eddie Adams n’en a pas moins participé à éveiller les consciences sur la réalité tragique de la guerre au Vietnam, concourant au basculement de l’opinion publique américaine.

Le pizzaïolo de Dale, Virginie

La photo a été publiée, relayée, consacrée, mais son histoire ne s’arrête pas là. Les années et les décennies suivantes apportent de nouvelles informations sur ses protagonistes.

La victime, d’abord. Nguyen Van Lem, dit « Bay Lop », avait 36 ans. Sa veuve Nguyen Thi Lop, qui l’a reconnu sur la photo d’Eddie Adams parue dans un journal, confirmera qu’il combattait au sein du Front national de libération. Il était le père de deux filles, et son troisième enfant, un fils, a vu le jour huit mois après sa mort dans cette rue de Saïgon (aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville). Interrogée des décennies plus tard, la veuve Nguyen Thi Lop exprimera sa reconnaissance à Eddie Adams d’avoir pris la photo, sans quoi son mari, dont elle n’a jamais retrouvé le corps, « aurait disparu sans laisser de traces ».

L’exécuteur, ensuite. Nguyen Ngoc Loan, chef de la police nationale sud-vietnamienne, possède un destin des plus improbables. Trois mois après la fameuse photo, le général est gravement blessé au combat. On l’hospitalise d’abord en Australie mais, du fait de ses états de service, sa présence déclenche un tollé ; il part donc se faire soigner aux Etats-Unis où il jouit, là encore, d’une triste célébrité. Malgré l’ire de parlementaires américains, « l’homme au pistolet » est soigné à Washington (il subit l’amputation d’une jambe), puis retourne au Vietnam. Tenu éloigné des champs de bataille, l’ancien combattant consacre alors du temps aux orphelins, rapporte le « New York Times » dans la nécrologie qui lui a été consacrée.

En 1975, alors que Saïgon s’apprête à tomber aux mains des communistes, Nguyen Ngoc Loan cherche de manière bien compréhensible à ne pas s’éterniser dans les parages. Si les Etats-Unis rejettent sa demande d’évacuation, l’ancien chef de la police parvient à rejoindre le sol américain par ses propres moyens. Il s’installe en famille à Dale, dans l’Etat de Virginie, et y ouvre… une pizzeria.

La justice l’épargnera, mais son passé ne cessera de le poursuivre. Témoin, ce graffiti écrit dans les toilettes de son établissement : « Nous savons qui vous êtes. » En 1991, ses affaires périclitent à cause de sa réputation, et le restaurateur doit mettre la clé sous la porte. Il décède d’un cancer en 1998 à l’âge de 67 ans, laissant derrière lui une femme, 5 enfants et 9 petits-enfants.

Eddie Adams, « l’ami » de Nguyen Ngoc Loan

À la mort de Nguyen Ngoc Loan, une voix parle en sa faveur dans les médias. Celle d’Eddie Adams. Aussi surprenant que celui puisse paraître, le signataire du cliché a toujours regretté le statut iconique de celui-ci, estimant que l’événement s’en trouvait caricaturé.

Là où les spectateurs du monde entier ont vu l’image du meurtre d’un homme en civil et sans défense, acte révoltant d’un fort contre un faible, le photographe de guerre, pour sa part, s’en est tenu à la vision du chef de la police sud-vietnamienne. À savoir que Nguyen Van Lem était un combattant communiste s’étant lui-même rendu coupable des pires exactions (quand bien même aucun procès ne pourrait jamais le prouver), et qu’il méritait donc son sort.

Les deux hommes n’ont jamais rompu. Dès mars 1968, le mois suivant l’exécution, Eddie Adams retrouve Nguyen Ngoc Loan et passe deux semaines à le photographier. Ce nouveau reportage, composé entre autres de portraits souriants et de scènes décontractées montre le général sous un angle bien plus favorable que le jour où il a froidement abattu Nguyen Van Lem d’une balle dans la tête.

Bien plus tard, vers la fin de sa vie, l’exilé vietnamien accueille l’Américain à son domicile de Burke, près de Washington. Des retrouvailles racontées par Eddie Adams. « J’ai dit : ‘Général, vous n’avez pas changé’. Il m’a répondu : ‘Eddie, vous êtes devenu vraiment vieux’. »

Lorsqu’il apprend en 1998 la nouvelle de sa mort, le photojournaliste, « larmes aux yeux », envoie des fleurs à la famille du défunt. Et décide de jouer les avocats pour défendre la mémoire de son « ami » : « Le gars était un héros. L’Amérique devrait être en train de pleurer », déclare Eddie Adams à Associated Press. « Je déteste le voir partir comme ça, sans que les gens ne sachent rien à propos de lui. »

Au magazine « Time », l’auteur de la photographie accusatrice transmet, en un prodigieux retournement, une longue plaidoirie pour la défense du pestiféré :

« Deux personnes sont mortes dans cette image : celle visée par la balle et le général Nguyen Ngoc Loan. Le général a tué le Vietcong ; j’ai tué le général avec mon appareil photo. Les images fixes sont l’arme la plus puissante du monde. Les gens les croient, mais les photos mentent, même sans manipulation. Elles ne sont que des demi-vérités. Ce que la photo ne disait pas, c’est : qu’est-ce que vous auriez fait si vous aviez été le général au même endroit et au même moment, lors de cette chaude journée, et que vous aviez attrapé ce sale type après qu’il a tué un, deux ou trois soldats américains ? […] Je ne dis pas que ce qu’il a fait était juste, mais vous devez vous mettre à sa place. »

Et encore :

« La photo ne dit pas non plus que le général a consacré beaucoup de son temps à essayer de faire construire au Vietnam des hôpitaux dédiés aux blessures de guerre. L’image a vraiment fichu sa vie en l’air. Il ne me l’a jamais reproché. Il m’a dit que si je n’avais pas pris cette photo, un autre l’aurait fait, mais je me suis longtemps senti mal pour lui et sa famille. […] »

Les mots d’Eddie Adams, disparu en 2004, prennent le spectateur à contre-pied. Ils ne se placent pas du côté de la morale, ni de l’émotion que suscite l’image choc. À l’interprétation manichéenne qu’impose le cliché avec tant de vigueur, le photographe qui était à Saïgon le 1er février 1968 répond que les choses n’étaient pas toutes blanches ou toutes noires, mais grises. Que Nguyen Ngoc Loan ne serait pas, au fond, un si mauvais personnage… Allant jusqu’à dédouaner le général, semble-t-il, de ses responsabilités.

Chacun jugera de ce point de vue. Toujours est-il qu’Eddie Adams souligne un aspect de sa photographie que le spectateur, se croyant lui-même incapable d’une telle violence, mettrait volontiers de côté : le tueur, au-delà du monstre iconique, était lui aussi un être humain.

Source :

Cyril Bonnet // www.nouvelobs.com

Image : L’exécution de Nguyen Van Lem par le général Nguyen Ngoc Loan, le 1er février 1968 à Saïgon (Eddie Adams/AP/SIPA)

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