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Hommage à Frantz Fanon

fiDifficile de résumer Frantz Fanon en quelques lignes. Son parcours et sa pensée dépassent toutes les frontières et ont été analysé et disséqué par beaucoup de spécialistes.

Babzman vous propose un très beau texte hommage, écrit lors du cinquantenaire de son décès, par Samir Djaiz, Secrétaire général de la Plate-Forme migrants et citoyenneté européenne et Abdelkader Benarab, journaliste écrivain, qui posent un autre regard sur Fanon.

L’aspect le moins connu de la pensée de Frantz Fanon est certainement le rôle de la culture dans la libération de l’homme à la fois de l’aliénation et de la domination. Dans son œuvre, tout y conduit. Il démontre le rapport insécable entre la respiration sans contrainte d’une culture et l’affermissement d’une liberté. L’expression culturelle qu’il a étudiée, singulièrement dans l’Algérie de l’époque coloniale, lui semble un élément d’affranchissement de l’hégémonie des codes qu’un peuple et donc un individu dominé peuvent subir. Frantz Fanon a observé que la transmission de l’héritage culturel procède d’un acte de résistance. Le respect des cultures différentes, leur mélange, leur mixité, dont il était un symbole fécond en tant qu’Antillais-Français-Algérien, agissant dans le sens de la désaliénation de l’homme et de son épanouissement. Pour Fanon, il n’y a pas l’homme blanc et l’homme noir mais le dominé et le dominateur.

On peut parfaitement avoir une peau noire et porter des masques blancs. C’est à cela que renvoie son livre Peau noire, masques blancs. Dans le foisonnement multiculturel d’aujourd’hui où toutes les frontières sont tombées sauf celles qui sont dans les têtes, Frantz Fanon recouvre toute son actualité. Sa réflexion sur les cultures aide à comprendre ces brassages constitutifs des sociétés de demain. Une vie, un parcours Frantz Fanon est né le 25 juillet 1925 à Fort-de-France et mort prématurément le 6 décembre 1961 à Bethesda, dans la banlieue de Washington. Il a été enterré, selon ses vœux, en terre algérienne. Il n’aura pas connu l’indépendance de l’Algérie survenue le 5 juillet 1962 et pour laquelle il s’est battu et où il a choisi de mourir.

Descendant d’anciens esclaves déportés, ce fils de la Martinique est issu d’une famille nombreuse qui compte huit enfants. De père douanier et de mère commerçante, Fanon était à l’abri du besoin et connaissait même une relative aisance. Il fréquente le lycée Victor-Schœlcher, du nom du célèbre personnage et l’un des acteurs de l’abolition de l’esclavage. Ce même lycée où Aimé Césaire a enseigné dès son retour au pays natal. C’est là, adolescent, qu’il a fait probablement l’apprentissage du regard de l’homme blanc sur la société noire antillaise.

Mobilisé pour rallier les forces françaises, il connaîtra l’Algérie pour la première fois en 1944, dans la région de Bejaia. Blessé pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut décoré puis ramené en Martinique, qu’il ne tarda pas à quitter pour aller à Lyon poursuivre des études de médecine. Mais la question sociale sur fond de racisme et de ségrégation ne le quitte plus. Cette interrogation taraude son esprit et empoisonne son existence. Parallèlement aux cours de médecine, il suit les conférences de Jean Lacroix et du philosophe Emmanuel Mounier, fondateurs de la revue Esprit, dans laquelle Fanon publie ses premiers essais sur la psychiatrie, en rapport avec le milieu social où sévissent précisément les figures multiples du racisme ambiant.

Il présente une première fois un sujet de thèse pour le moins peu conforme à l’orthodoxie universitaire de l’époque, sur la désaliénation du Noir, et qui lui fut refusé. Il reprendra ensuite l’ensemble des idées contenues dans sa thèse dans un essai magistral, Peau noire, masques blancs, publié en 1952 aux éditions du Seuil, dans lequel il analyse les effets destructeurs du colonialisme sur la personne humaine, avec pour héritage des névroses collectives, des complexes, des peurs et toutes les formes de dégénérescence de l’affectivité dont il faut se débarrasser. Ses élans fougueux dans la recherche de la vérité vont l’amener à lire l’histoire de la traite, de l’esclavage et du colonialisme, connaissances qu’il ne cessera de redéployer dans toute son œuvre future. Dès cet instant, Fanon opère une rupture avec les certitudes historiques acquises au cours de ses années d’études et se rend compte du refoulement des minorités, de la stigmatisation des diversités ethniques et de la mutilation des singularités. Cette profonde remise en cause des valeurs républicaines, sur fond d’égalité et de fraternité, a fait voler en éclats tout espoir en une réelle égalité entre les peuples. D’où le besoin et l’urgence de combattre ces préjugés raciaux distillés par l’idéologie colonialiste.

Fort de ses constats et de sa formation psychiatrique tournée vers les problèmes communautaires, et comme s’il voulait vérifier tout l’arsenal conceptuel en sa possession, il décide d’aller servir en Afrique. N’ayant pas eu cette possibilité, il saisit l’opportunité d’une affectation en tant que médecin psychiatre à l’unité de Blida, ex-Joinville. Située à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, Blida était réputée pour son hôpital psychiatrique, le plus important d’Algérie. Fanon se met à l’œuvre rapidement en étudiant l’historiographie coloniale et s’aperçoit que la colonisation a généré de graves déficiences que révèle la symptomatologie lors de l’observation des malades musulmans. Cet établissement inauguré en 1938 par le gouverneur général, M. Le Beau, est une référence en matière d’incrimination de l’indigène algérien et de son classement dans la catégorie des attitudes impulsives et des instincts criminels.

La différenciation structurelle opérée par ces pseudo-connaissances médicales entre l’Européen, intelligent et supérieur, face à un indigène, infantilisé et de condition inférieure, a rebuté le jeune Fanon fraîchement débarqué dans cette ambiance asilaire aux allures carcérales, où sévissent, dans le sillage du docteur Porot, le camisolage, les cellules de force, l’enchaînement et la séparation des malades selon leurs origines ethniques. Le guerrier en blouse blanche Peu de temps après son arrivée, le jeune psychiatre qui avait à peine 28 ans s’attelle à l’observation minutieuse du comportement de ses malades et à l’analyse sémiologique des affections dont ils souffrent à la faveur d’un travail par lui initié, à savoir la dimension socioculturelle qu’il ne tarde pas à introduire dans l’évaluation thérapeutique de ses patients et les entretiens qu’il effectue avec eux. Il affirme d’ailleurs dans ses premiers écrits : “Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue…

La structure sociale existante en Algérie a été hostile à toute tentative de rendre l’individu à son lieu d’origine.” L’intérêt des travaux de Frantz Fanon est sans doute la dimension anthropologique et psychologique qui sous-tend la nécessité d’un télescopage méthodologique privilégiant les déterminations sociales et religieuses dans le projet médical dont il est porteur. Mais cette méthodologie évaluative sur le terrain pratique de l’expérimentation a eu l’effet d’une collision au sein des équipes médicales qui reconduisaient les vieilles doctrines selon lesquelles l’indigène est un être arriéré et primitif. Parler d’hygiène mentale ou douter des modes d’une prophylaxie élaborée dans les laboratoires de fabrique des préjugés raciaux est assimilé à un acte de sédition de la part d’un jeune médecin, noir qui plus est. C’est pourquoi, se sentant à l’étroit dans ce corset de fer professionnel, il ne tarda pas à démissionner de son poste de médecin chef pour rejoindre les maquisards algériens à partir de 1956.

Nous reproduisons un extrait de sa lettre de démission qu’il envoya au ministre résident, cette même année : “(…) Monsieur le Ministre, les évènements actuels qui ensanglantent l’Algérie ne constituent pas aux yeux de l’observateur un scandale. Ce n’est ni un accident, ni une panne du système. Les événements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décébraliser un peuple. Le devoir du citoyen est de le dire. Aucune morale professionnelle, aucune solidarité de classe, aucun désir de laver le linge en famille ne prévaut ici. Nulle mystification pseudo- nationale ne trouve grâce devant l’exigence de la pensée. Les intentions maîtresses de l’existence personnelle s’accommodent mal des atteintes permanentes aux valeurs les plus banales.

Depuis de longs mois, ma conscience est le siège de débats impardonnables. Et leur conclusion est la volonté de ne pas désespérer de l’homme, c’est-à-dire de moi-même. Ma décision est de ne pas assurer une responsabilité coûte que coûte, sous le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien d’autre à faire. Pour toutes ces raisons, j’ai l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous demander de bien vouloir accepter ma démission et de mettre fin à ma mission en Algérie, avec l’assurance de ma considération distinguée.” C’est en ces termes que ce penseur a sacrifié une grande carrière qui se profilait devant lui, pendant que d’autres se bousculaient aux portes de service pour briguer quelques postes subalternes. L’Algérie s’est attaché cet intellectuel de grand talent en lui confiant la direction du journal El Moudjahid, seul organe de presse à l’époque et dont les écrits en faveur de l’indépendance ont enflammé toute une jeunesse prête à se battre contre le colonialisme.

Travailleur infatigable, Fanon redouble d’activité au sein de l’organisation clandestine. Il fait connaissance avec ses plus grands leaders et il est chargé d’étendre la flamme révolutionnaire partout en Afrique. Il sera, avec M’Hammed Yazid, un des meilleurs propagandistes de la cause algérienne. En 1958 il est délégué par le FLN pour représenter son pays, l’Algérie, en plein combat. C’est pour lui l’occasion de rencontrer d’autres personnalités non moins emblématiques, pour ne citer que Kwame Nkrumah, du Ghana indépendant, le Camerounais Félix Moumié, assassiné par les services français, Patrice Lumumba, assassiné par la sûreté belge, ainsi que d’autres leaders noirs américains comme le panafricaniste Marcus Garvey ou le grand sociologue et activiste W. E. B du Bois. Problématique de la violence Durant cette intense activité patriotique, Fanon continue à réfléchir aux formes de violence historiques introduites par le colon pour assujettir l’indigène et perpétuer sa domination en le terrorisant. Ainsi, pour échapper à l’exercice programmé de la coercition, il est nécessaire d’opposer cette même violence à celui qui l’a engendrée. Le colon règne par la terreur et la violence. Il ne peut comprendre que le langage de la violence. On ne peut se décoloniser par le dialogue, certes tant demandé par le colonisé mais catégoriquement refusé par le colon.

Qu’il s’agisse de “libération nationale, renaissance nationale, restitution de la nation au peuple… quelles que soient les rubriques utilisées ou les formules nouvelles introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent”, telle est la conviction de Fanon. À ce stade, la décolonisation n’est plus une mystification, ni un phénomène magique ; il s’agit bien d’un processus inéluctable pour une substitution inévitable du colonisateur par le colonisé. L’étape nécessaire de la restitution par la force de l’identité nationale et de l’appropriation de sa terre, de sa culture et de soi-même. Ce faisant, tout ce trajet complexe et détourné se réalise par un long et difficile processus historique. Clairvoyant, Fanon a su mieux que quiconque dénoncer le jeu subtil du colon et déjouer ses intentions drapées dans le leurre de sa mission civilisatrice. Même l’Église chrétienne n’y a pas échappé, étant entendu qu’elle participait elle-même à conforter l’orthodoxie colonialiste en lui préparant le terrain de la conquête. L’aventure spirituelle a travesti sa raison humanitaire et introduit chez les peuples colonisés le clivage spirituel, la dévalorisation et la mort des cultures indigènes. Partout où l’Église a régné, nous retrouvons ce tracé binaire d’une Église blanche et d’une autre, noire, cette même Église qui a travesti sa mission première en substituant l’appel de Dieu à l’appel du colon.

Quand on relit Les Damnés de la terre, on se rend compte de toute cette verve étincelante mise au service d’une plume intarissable pointée comme un défi à la face du monde, ce creuset de souffrance où se manifeste le manichéisme le plus intolérable d’un monde bipolaire : le colonisé est l’expression du mal, le colon est le symbole du bien. Depuis, ce chef-d’œuvre est considéré comme la bible du tiers-monde, l’évangile de la parole dénonciatrice et de l’appel d’une vérité historique qui n’a cessé de séduire la jeunesse africaine et asiatique. Nous célébrons aujourd’hui l’anniversaire de sa disparition en reprenant son hymne à la liberté, en répétant sa parole comme une profession de foi et de vérité. L’œuvre de Frantz Fanon inscrite au panthéon des grandes œuvres demeure une résonance pure et renouvelée parce qu’elle échappe au conformisme de la pensée académique et au penchement révérencieux. Fanon est considéré comme un grand théoricien du tiers-monde dont les œuvres ne cessent d’inspirer les centres de recherche en histoire et en anthropologie afin de réévaluer les rapports, souvent conflictuels, qui opposent les vieux empires coloniaux à leurs anciens sujets.

Si l’université française jusque-là n’a pas considérablement réagi aux thèses de ce précurseur de la décolonisation, c’est parce que la République a encore quelque mal à reconsidérer ses rapports historiques avec ses colonies et à participer à une vision alternative débarrassée des paradigmes de supériorité et des scories d’une époque dépassée. Pour le cinquantième anniversaire de la disparition prématurée de Frantz Fanon, symbole de la lutte anti-coloniale, la Plate-Forme migrants et citoyenneté européenne (PMC) rend un hommage organisé successivement en France, Algérie et Martinique avec le concours de la région Île-de-France, du Conseil régional de la Martinique, du Conseil général de Seine-Saint-Denis et des associations d’outre-mer, l’objectif est de partager la pensée culturelle de cet homme et de célébrer son action militante. Cet hommage sera rendu à travers plusieurs manifestations culturelles : colloque, pièces de théâtre, spectacles musicaux et artistiques ou encore une exposition ambulante. L’objectif est de toucher un public varié et de le sensibiliser au rôle que Frantz Fanon a joué pour la liberté et la dignité de l’homme, tout en réfléchissant à l’héritage qu’il a laissé après sa disparition. Le colloque fait intervenir d’importantes personnalités impliquées dans la transmission de la pensée de Frantz Fanon. Les représentations théâtrales et musicales ont l’avantage d’enseigner, à un public plus hétérogène et moins averti, son histoire et son action, à travers l’art. Le public pourra ainsi découvrir ou redécouvrir ce grand personnage de manière ludique et pédagogique.

Toutes ces actions ont pour point commun d’être de véritables lieux d’échanges et de rencontres conviviales. Elles permettront également à Frantz Fanon de recevoir la reconnaissance qu’il mérite et de perpétuer les fondements de son parcours pour les générations présentes et futures.

 

Source :

  1. Amir Djaiz et Abdelkader Benarab, « Hommage à Frantz Fanon », Hommes et migrations [En ligne], 1293 | 2011, mis en ligne le 31 décembre 2013. https://hommesmigrations.revues.org/529

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