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L’Algérie contemporaine (1962 à nos jours)

Contribution – Mai 68, vu d’Algérie : un renforcement des positions économiques face à la France

Photo Medya AtölyesiLa France a célébré les cinquante ans de Mai 68. En Algérie également, la jeunesse a pris part à ce mouvement mondial de contestation(1). Mais les événements parisiens ont aussi eu des conséquences méconnues dans l’histoire algérienne. Vu de l’autre côté de la Méditerranée, le récit de Mai 68 prend un sens totalement différent.

 

Après l’indépendance, les relations entre l’Algérie et la France sont marquées par des négociations quasi permanentes(2). A la fin des années 1960, les désaccords sont nombreux et de plus en plus difficiles à résoudre. Quand l’année 1968 commence, les négociations sont complètement bloquées(3). C’est à ce moment qu’à Paris se déclenche le mouvement social. Le 1er mai, les étudiants se mobilisent et sont rejoints dans les jours qui suivent par les ouvriers et les syndicats.

 

Le lundi 13 mai, la grève des salariés français commence. Le gouvernement est vite débordé. À Alger, c’est le moment d’agir. Houari Boumediene, en tant que Chef de l’État, signe une série d’ordonnances qui nationalisent et confient à la SONATRACH les actifs de toutes les compagnies étrangères impliquées dans la distribution, le stockage et le transport des hydrocarbures(4). C’est l’effet de surprise : ces ordonnances présidentielles constituent une « arme politique(5) » et instaurent un nouveau rapport de force avec la France. Dès leur publication au Journal Officiel du lendemain, elles entrent en application. Parmi les sociétés nationalisées, on compte des filiales de Total, Shell, Butagaz et des Raffineries de Berre. C’est un coup porté aux intérêts français en Algérie, dans le secteur des hydrocarbures jusque-là perçu comme une chasse gardée. En France, le conflit se durcit et personne n’est en mesure de réagir. La grève devient générale et bientôt, plus d’un million de salariés arrêtent le travail.

 

Le 20 mai, assuré d’un premier succès, le Président Boumediene signe de nouvelles ordonnances. Plus de trente sociétés sont nationalisées, dans le domaine des engrais et des matériaux de construction et d’équipement(6). Dans le même temps en France, la contestation ne s’arrête pas. Le nombre des grévistes atteint des records. Ni l’apparition du Général De Gaulle à la télévision, ni les accords de Grenelle signés avec les syndicats ne mettent fin à la crise. La France est paralysée par la grève et le 29 mai, De Gaulle crée la panique lorsqu’il quitte le pays. C’est le moment pour l’Algérie de menacer les derniers intérêts de l’ancienne puissance occupante. Mais Houari Boumediene marque une pause, comme un boxeur qui retient ses coups. À Alger en effet, l’après-De Gaulle inquiète. L’arrivée à Paris d’un nouveau pouvoir pourrait remettre en cause la politique de coopération.

 

Début juin, en France l’ordre est rétabli progressivement, mais la crise politique n’est pas terminée. La situation est suspendue par l’organisation de nouvelles élections législatives. En Algérie, rassuré par le maintien du Général au pouvoir, on saisit ce moment d’incertitude. Alors qu’à Paris, la police prépare l’évacuation de la Sorbonne, le Président algérien ordonne la prise de contrôle de 20 entreprises, dans la chimie, la mécanique, l’alimentation et le ciment(7). Puis en juillet, une série de nationalisations touche à nouveau des entreprises françaises dans plusieurs secteurs(8). 

 

Pendant l’été, un gouvernement entre finalement en fonction en France. Abdelaziz Bouteflika, alors Ministre des affaires étrangères, se rend à Paris et rencontre ses nouveaux interlocuteurs. Il obtient des concessions importantes, notamment l’amélioration des conditions d’entrée de travailleurs algériens et l’augmentation des importations françaises(9). Les algériens reçoivent également la gestion de l’Organisme de Coopération Industrielle, la structure qui dirige les investissements et les recherches d’hydrocarbures dans le Sahara. A cela s’ajoute, début août, la prise de contrôle par ordonnances de nouvelles entreprises(10). Au total, ce sont 79 opérations de nationalisation qui ont été menées entre mai et août 1968, portant sur des dizaines de sociétés françaises. L’influence économique de la France en Algérie est réduite de manière significative. Le message semble avoir été entendu : les algériens n’hésiteront plus à défendre leurs intérêts.

 

À l’automne 1968, les événements du mois de mai pèsent toujours sur les relations franco-algériennes. En France, la crise politique a provoqué un choc économique. Le pays fait face à la fuite des capitaux, qui engendre en novembre une véritable panique sur le marché des changes(11). On anticipe une dévaluation qui serait une perte pour les détenteurs de francs, dont fait partie l’Algérie. En effet, le pays a adopté sa propre monnaie en 1964 mais est toujours membre de la zone franc. La Banque centrale d’Algérie conserve donc une part importante de ses réserves en francs français et Seghir Mostefaï, son gouverneur, s’attend lui aussi à une dévaluation. Pour diminuer les risques, il décide de réduire le montant des francs que sa banque détient. A Paris cette décision est perçue comme une marque de défiance envers la monnaie française. L’information remonte jusqu’à la Présidence de la République qui fait savoir son mécontentement à Djamel Houhou, en charge à ce moment-là des négociations pour l’Algérie(12). L’attitude de la Banque Centrale d’Algérie était pourtant prudente. Le dévaluation du franc a été évitée de peu le 23 novembre, mais s’est finalement produite l’année suivante, en août 1969.

 

Les événements exceptionnels de Mai 68 ont donc permis de faire avancer les intérêts algériens. Mais la reprise en main des secteurs stratégiques n’avait rien d’une politique opportuniste. Elle était au contraire cohérente et préméditée. Comme l’exprimait Houari Boumediene, la nécessité était de « se libérer de l’emprise des privilèges et des monopoles étrangers qui représentent les séquelles de l’époque coloniale(13) ». Pendant la Guerre, le F.L.N. avait cherché et obtenu l’internationalisation des relations avec l’État français. De la même manière, l’Algérie indépendante visait à l’internationalisation des rapports économiques entre les deux pays. Une rupture nette était la garantie de relations d’égal à égal, écartant les travers du néocolonialisme. L’essentiel était donc décidé, ne restait plus qu’à trouver le bon moment pour agir. Ce moment s’est présenté en mai 1968.

 

Marc T.-B.

Notes: 

  1. Malika Rahal, « 1965-1971 en Algérie. Contestation étudiante, parti unique et enthousiasme révolutionaire », In: Françoise Blum, Pierre Guidi, et Ophélie Rillon, Étudiants africains en mouvements. Contribution à une histoire des années 1968, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p.99-110.
  2. Jeffrey James Byrne, « Négociation perpétuelle : De Gaulle et le F.L.N., 1961-1968 », In: Maurice Vaisse (dir.), De Gaulle et l’Algérie, 1943-1969, Paris, Armand Colin, 2012, p. 299-312.
  3. Gérard Viratelle, « La coopération franco-algérienne dans une passe difficile », Le Monde Diplomatique, Mai 1968, p. 1 et 12.
  4. Ordonnances du 13 mai 1968, Journal Officiel de la République Algérienne, N°39, 14 mai 1968.
  5. Mohamed Boussoumah, L’entreprise socialiste en Algérie, Paris, Economica, 1982, p. 448.
  6. Ordonnances du 20 mai 1968, Journal Officiel de la République Algérienne, N°41, 21 mai 1968.
  7. Ordonnances du 12 juin 1968, Journal Officiel de la République Algérienne, N°48, 14 juin 1968.
  8. Ordonnances des 23-24 juillet 1968, Journal Officiel de la République Algérienne, N°61, 30 juillet 1968
  9. « Alger : Abdesslam menace les derniers intérêts français », Combat, 7 août 1968.
  10. Ordonnances du 7 août 1968, Journal Officiel de la République Algérienne, N°66, 16 août 1968.
  11. Bertrand Blancheton et Christian Bordes, « Débats monétaires autour de la dévaluation du franc de 1969 », Revue européenne des sciences sociales, XLV-137, 2007.
  12. Secrétariat du Comité de la Zone Franc, « Affaires algériennes », 6 décembre 1968, Archives de la Banque de France, 1466200601/351.
  13. « Discours prononcé par Houari Boumediène pour le 14ème anniversaire de la Révolution », 1er novembre 1968, retranscrit dans « Documents – I. Algérie », Annuaire de l’Afrique du Nord : 1968, Paris, Éditions du CNRS, 1969, p. 709.
  14. Image à la Une: Mai 1968 – Photo de Medya Atölyesi

 

 

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1 commentaire

MESSWAR 27 mars 2019 at 14 h 24 min

Excellent article, merci pour le partage

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